Patrick O. Müller, quel thème préoccupera-t-il le plus vos clients cette année?

Patrick O. Müller: Très certainement les intérêts négatifs avec les conséquences inhérentes: la précarité des rendements, la distorsion des évaluations sur les marchés ainsi que la hausse des coûts, notamment en termes de liquidité. Par ailleurs, les tensions géopolitiques entraînent une grande insécurité des pronostics, ce qui compromet d’autant plus l’investissement.

Les intérêts resteront-ils bas, Daniel Kalt?

Daniel Kalt: Cela est très vraisemblable. La Réserve fédérale américaine FED devrait maintenir sa politique monétaire expansive afin d’atténuer le ralentissement de l’économie. À mon avis, les banques centrales européennes maintiendront, elles aussi, ce cap. L’augmentation des taux d’intérêt serait le résultat d’une hausse de la pression inflationniste, ce qui est peu probable.

Veronica Weisser, quelles sont les répercussion des taux faibles sur les caisses de pension?

Veronica Weisser: Jusqu’ici, elles pouvaient profiter de la baisse des taux, étant donné que celle-ci implique une évaluation plus positive des portefeuilles d’obligations. À présent, nous avons toutefois atteint un point ou les intérêts ne peuvent pratiquement plus baisser davantage. Si la faiblesse des taux persiste, les caisses de pension devront adapter leurs structures de placement.

Constatez-vous déjà un remaniement au niveau des portefeuilles?

Patrick O. Müller: Pour nos clients, les emprunts obligataires demeurent la catégorie de placement la plus prisée, avec une part de 35% de l’allocation globale. Depuis 2009, la part des actions n’a augmenté que de 3%, atteignant 29% actuellement. Bien entendu, cela peut varier en fonction des caisses, mais le système global ne réagit que très lentement aux changements.

Si la faiblesse des taux persiste, les caisses de pension devront adapter leurs structures de placement.
Veronica Weisser

Veronica Weisser: Jusqu’à présent, les grands gagnants dans ce processus de mutation étaient l’immobilier et les placements alternatifs comme le private equity, les hedge funds et les matières premières. En termes d’allocation globale, la part de l’immobilier atteint désormais 20,5%, contre 16,5% seulement à son niveau le plus bas, en 2010.

L’immobilier reste-t-il un sujet d’actualité ou son potentiel est-il épuisé?

Daniel Kalt: Sur le marché suisse de l’immobilier, on ne peut plus s’attendre à de considérables augmentations de la valeur actuelle nette. Nous entrons dans une phase où tout le monde est en quête d’un placement adéquat, boostant ainsi le taux de vacance, tout en accroissant la pression sur le rendement des loyers. Le citron est pressé, du moins en périphérie.

Patrick O. Müller: Je crois malgré tout que les investissements immobiliers demeurent importants aux yeux des caisses de pension. Pour le moment, les caisses renonceront à réduire la voilure dans ce domaine, d’autant plus qu’elles y ont fait d’excellentes expériences par le passé. En outre, les investissements hypothécaires et les placements alternatifs devraient encore gagner en importance.

Les caisses de pension sont-elles davantage tentées par les marchés immobiliers étrangers?

Patrick O. Müller: Très certainement, puisque les évaluations accusent déjà une hausse considérable chez nous. D’après mon expérience, les caisses de pension qui investissent dans les marchés étrangers sont principalement celles qui ont manqué la ruée sur le marché suisse de l’immobilier. Certaines misent également sur cette option à des fins de diversification. Un certain «biais national» devrait toutefois subsister.

Où les opportunités de rendement sont-elles les plus élevées?

Daniel Kalt: À notre avis, aux États-Unis et en Allemagne. En termes de segments, je déconseille le secteur de la distribution en raison des problèmes structurels correspondants.

Veronica Weisser: Par ailleurs, nous estimons que les marchés des bureaux étrangers sont plus attrayants que l’immobilier résidentiel, étant moins influencés politiquement.

Sur le marché suisse de l’immobilier, le citron est pressé , du moins en périphérie.
Daniel Kalt

Hormis l’immobilier, quels sont les remèdes contre la précarité des rendements?

Veronica Weisser: Les caisses de pension continueront à accroître la part d’actions, dans la mesure où elles sont à même d’encaisser la volatilité accrue du marché des actions. Je vois également du potentiel au niveau des placements alternatifs. Dans le domaine du private equity, en particulier, je pense que les caisses de pension auront davantage tendance à tirer profit des attrayantes primes de liquidité correspondantes.

En Suisse, le private equity avait jusqu’ici une toute autre importance qu’aux États-Unis. Assistons-nous à un changement d’optique?

Veronica Weisser: Le domaine du private equity est en pleine mutation. De quoi offrir une alternative passionnante aux caisses de pension capables de supporter un certain niveau d’illiquidité. Le marché est en train de mieux s’organiser et il existe de plus en plus de fonds qui soutiennent les start-up locales.

Patrick O. Müller: En 2019, nous avons lancé le Swiss Entrepreneurs Fund, qui a connu des débuts prometteurs. Bon nombre de caisses de pension, notamment les plus modestes, n’ont cependant que très peu d’expérience en matière de private equity. Cela vaut également pour les investissements d’infrastructure ou les Insurance Linked Securities (ILS). Il est d’autant plus important de conseiller nos clients le mieux possible dans l’optique d’une augmentation de leur volume d’investissement.

Qu’en est-il des placements durables? Y a-t-il des réticences à cet égard?

Patrick O. Müller: Par vraiment, mais nous avons encore à fournir un grand effort de sensibilisation en matière de conseil. L’intérêt de nos clients est toutefois soutenu. Actuellement, l’accent porte principalement sur la manière de définir et d’ancrer stratégiquement la thématique dans les organisations correspondantes. À ce titre, nous constatons encore une certaine retenue dans la mise en œuvre des investissements durables. La pression sociopolitique augmente toutefois sensiblement et une approche active du sujet est indispensable.

Daniel Kalt: L’omniprésence médiatique de la durabilité renforce immanquablement les exigences posées aux placements durables. Quand on suit les discussions dans les conseils de fondation, on ressent encore un certain scepticisme quant à la question de savoir si ces concepts tiennent vraiment leurs promesses. Pour une caisse de pension, il n’est pas non plus évident de se décider pour des placements durables du jour au lendemain. Lorsqu’on opte pour un changement aussi radical, on doit bien entendu faire face à certains aléas.

Les conseillers externes des caisses de pension doivent envisager une remise en question.
Patrick O. Müller

Les placements durables constituent-ils juste une tendance ou seront-ils bientôt la nouvelle norme?

Patrick O. Müller: On peut partir du principe que les placements durables ne sont pas une simple tendance éphémère et qu’ils deviendront le nouveau standard à long terme. À cet effet, la gamme de produits devra encore être élargie, au même titre que la systématique correspondante. Pour le moment, les reportings et les comparatifs divergent encore considérablement et une homogénéisation supplémentaire s’impose. Ici, le régulateur devrait également contribuer à asseoir les standards sur lesquels les caisses de pension peuvent s’orienter.

Daniel Kalt: Nous sommes actuellement dans une phase de réflexion. D’un point de vue réglementaire, des efforts considérables sont consentis afin d’aiguiller le secteur financier entier vers la durabilité. Autant dire que la thématique restera d’actualité.

Pour les actions, leur part à l’allocation totale, d’environ 30%, est encore nettement inférieure aux 50% autorisés par la loi. Pourquoi les caisses de pension n’exploitent-elles pas pleinement ce potentiel?

Veronica Weisser: Les dernières années de placement ont été si fructueuses que la nécessite de changer ne s’est faite que peu ressentir. Dès qu’il sera clair que les taux d’intérêt n’augmenteront pas de sitôt, la réorientation devrait gagner en dynamisme.

Patrick O. Müller: À ce titre, une remise en question devrait également être envisagée par les conseillers externes. Dans l’entourage des caisses de pension, bon nombre de conseillers continuent à percevoir le marché des obligations comme étant parfaitement résistant au stress. Je pense qu’il s’agit là des séquelles dues aux mauvaises expériences faites pendant les temps difficiles. L’absence de liquidités sur le marché des obligations pourrait effectivement être un facteur de risque en période de stress.

La crise financière de 2009 a-t-elle été à tel point traumatisante?

Daniel Kalt: Suite à 2009, l’onde de choc a perduré pendant trois à quatre ans. Et maintenant que les marchés ont récupéré sur une dizaine d’années, on craint bien entendu l’éventualité d’un nouveau krach. Durant la phase tardive de ce cycle, on hésite souvent à accroître le taux d’actions.

La diversification est un sujet qu’il n’est pas nécessaire de prêcher actuellement.
Daniel Kalt

Veronica Weisser: Il faut également comprendre que bon nombre de caisses de pension ne sont pas en mesure de s’exposer aux risques liés aux investissements à long terme. Le contexte réglementaire oblige les caisses à prendre des mesures d’assainissement et à réduire les risques de placement si elles font l’objet d’une importante sous-couverture. Lors de la crise de 2009, nous avions déjà constaté la contrainte de vendre des actions au niveau plancher – au détriment des caisses. C’est là que réside le principal défi pour les caisses de pension: elles devraient investir à long terme pour dégager les rendements requis, mais n’y parviennent pas toujours.

Daniel Kalt: Un autre facteur réside dans la structure d’âge, qui empêche en partie les caisses d’encourir trop de risques superflus. Et il existe également des caisses où les structures incitatives du conseil de fondation sont définies de manière à éviter les risques de placement, même s’il en découle un autre risque – celui de réaliser des rendements insuffisants à long terme.

Ces derniers temps, le marché des actions est devenu de plus en plus volatile en raison de tensions géopolitiques. Cela va-t-il rester ainsi?

Daniel Kalt: Les foyers comme le récent conflit en Iran peuvent rapidement s’embraser à nouveau, notamment en présence d’un président américain aussi erratique. Dans l’optique des élections américaines, nous nous attendons toutefois à ce que l’administration Trump renonce à chambouler complètement la politique mondiale. Nous tablons donc sur une accalmie à ce niveau. Il est malgré tout important d’observer les marchés en temps réel et de réagir aux moindres changements de façon rapide et tactique. La diversification est un sujet qu’il n’est pas nécessaire de prêcher actuellement, car cela va de soi.

Le protectionnisme domine la politique mondiale. Quel est l’impact pour les investisseurs?

Daniel Kalt: Dans le contexte actuel, il est conseillé de miser sur les marchés des actions où les entreprises génèrent la plus grande part possible des bénéfices dans l’économie intérieure. À l’inverse, il s’agit d’éviter les marchés tournés vers l’exportation. La zone euro, et l’Allemagne en particulier, sont fortement tributaires du commerce extérieur, raison pour laquelle nous sommes plutôt sous-représentés dans ces marchés. De notre point de vue, les pays émergents, notamment la Chine, constituent des marchés attrayants. Le marché chinois des actions génère 80% de ses bénéfices dans le secteur intérieur.

De plus en plus de caisses de pension se demandent ce qu’elle peuvent faire elles-mêmes quand la politique n’est pas capable de concrétiser une réforme.
Veronica Weisser

Pour conclure, penchons-nous une nouvelle fois sur la Suisse: la réforme de la prévoyance vieillesse ne devrait pas connaître de grandes percées cette année. Les caisses de pensions sont-elles censées s’aider elles-mêmes?

Patrick O. Müller: De plus en plus de caisses de pension se demandent ce qu’elles peuvent faire elles-mêmes quand la politique n’est pas capable de concrétiser une réforme. Une solution est de mieux exploiter la marge de manœuvre dans le domaine surobligatoire. Une autre possibilité consiste à accroître l’âge de la retraite. De nombreuses caisses ont déjà augmenté celui-ci à 65 ans pour les femmes et d’autres prévoient même un accroissement supplémentaire. Concrètement, l’effet est le même que celui de l’abaissement du taux de conversion, mais certaines caisses rechignent à le réduire davantage.

À l’avenir, pouvons-nous nous attendre à davantage d’engagement politique de la part des caisses de pension?

Veronica Weisser: Les caisses de pension ont l’obligation légale de s’acquitter d’un taux de conversion minimal, mais il devient toujours plus difficile de générer les rendements nécessaires à cet effet. Le taux de conversion légal les oblige à effectuer des redistributions massives au détriment des jeunes. Ces deux résultats sont jugés inadmissibles par une grande partie du public. J’entends de plus en plus souvent parler d’une solution spéciale pour les caisses de pension, notamment les emprunts de la Confédération à intérêt positif. J’estime que nous en sommes encore bien loin. Cependant, bon nombre de caisses de pension tentent actuellement de renforcer leur engagement politique pour défendre les intérêts de leurs assurés.

Daniel Kalt est économiste en chef d’UBS Suisse depuis 2011 et Regional Chief Investment Officer pour la Suisse depuis 2012. Il a rejoint UBS en 1997, en tant qu’économiste spécialisé dans l’économie suisse. De 2000 à 2003, il a dirigé le département de développement stratégique du Credit Portfolio Management. En 2003, il a été nommé responsable du Swiss Economic Research, puis responsable du Global Economic Research de Wealth Management, en 2006. Daniel Kalt a étudié l’économie à l’Université de Zurich et a obtenu ensuite son doctorat à l’Université de Berne.

Patrick O. Müller dirige le segment Institutional Clients depuis décembre 2017 ainsi que le domaine Global Asset Servicing, depuis janvier 2020. Il a entamé sa carrière dans le secteur des actions en 2006 après d’UBS Investment Bank. Après avoir occupé plusieurs postes à responsabilités au sein des départements Swiss Equity Sales et Sales Trading, il a été nommé responsable Cash Equities Switzerland et est membre du Global Cash Equities Management Committee. Patrick O. Müller détient un bachelor de la ZHAW ainsi qu’un MBA de la Strathclyde Business School. De plus, il est un ancien élève du Harvard Business School GSM Executive Program.

Veronica Weisser est responsable de l’analyse macroéconomique et sectorielle de la Suisse auprès de l’UBS Chief Investment Office WM. Elle a rejoint l’équipe de recherche d’UBS en 2006 et a exercé différentes activités analytiques. Veronica Weisser a étudié les mathématiques et les sciences économiques aux Universités de Hambourg et de Cologne. Elle a ensuite achevé un master en gestion internationale auprès des hautes écoles de commerce ESADE, à Barcelone, et HEC, à Paris, suivi d’un doctorat en sciences économiques à l’Université de Berne.

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